III.Les valeurs de l’art nazi

 

 

 

A. La valorisation de l’Allemagne sous l’emprise nazie

Les études récentes sur l’art nazi ont montré que les oeuvres officielles du régime reposent sur un système de valeurs, historiques, sociales et morales, qui reviennent constamment dans la propagande. La caricature fonctionne également selon cet ensemble, même si ces valeurs ne constituent pas les thèmes principaux des dessins, mais des arrière-plans ou de simples indices. L’ennemi est représenté dans un contexte qui éveille la répulsion, parce qu’il est en contradiction avec l’image idéalisée que la propagande et l’éducation ont présenté au peuple allemand. Les symboles et les éléments véhiculés par le dessin sont constamment à l’opposé de l’esthétique et de la morale développée par la propagande nazie.

 

 

 

affiche de propagande, M.Kiefer, 1938

 

 

 

L’image que s’efforce de donner la propagande, à travers le cinéma, l’art, les affiches, est celle de la communauté raciale germanique. Cette communauté s’incarne tout d’abord dans un chef, qu’on retrouve également dans l’image idéalisée du chef de famille. Le Führer est à la tête d’un peuple, uni par le sang, enraciné dans un sol et dépositaire d’un passé glorieux.

C’est pourquoi le régime se livre à une glorification systématique de l’Allemagne bucolique, du paysan traditionnel et ruste. Le retour à l’état de nature, la terre, la forêt sont des thèmes récurrents dans le fantasme nazi et l’imagerie de carte postale imposée par le régime. La paysannerie est présentée comme l’élément sain de la société, enraciné dans la terre, loin du capitalisme, à l’abri de la ville corruptrice et cosmopolite. L’hostilité idéologique des dirigeants et des intellectuels nazis à l’encontre de la société industrielle et urbaine est bien connue. Sur le plan des moeurs, l’Allemagne hitlérienne tient à donner une certaine image de la famille : celle d’une cellule homogène soudée par l’autorité du père - archétype viril - renforcée par la présence de la femme - archétype de pureté - et des enfants. Dans l’optique de Hitler, le rôle de la femme se réduit à la maternité, au service de l’homme, à la tenue de son foyer et à sa progéniture. De nombreux peintres du régime ont idéalisé la femme allemande, mère de famille, paysanne, représentée dans son foyer ou aux champs, entourée par ses enfants.

 

B.  La dénonciation du mode de vie de l’Ennemi :

 

A la communauté raciale germanique, fondée sur la famille, la caricature oppose l’image du bourgeois anglais ou américain, individualiste et démocratique, régnant sur un domaine industriel et urbain. La caricature prend pour cible une société fondée sur l’argent tout puissant, sur la grande ville, celle-ci sert fréquemment d’arrière-plan au dessin, les moeurs dépravées, le luxe, etc. C’est une société déchirée par l’opposition de classes. A l’image de l’ordre et de la solidarité, les dessinateurs opposent celles de l’anarchie, de l’égoïsme, du chacun pour soi, de l’individualisme. Le capitalisme est au centre de nombreuses caricatures. Il est dénoncé avec violence. L’argent est un thème qui revient constamment dans les caricatures : représenté sous la forme du dollar ou de la livre, il est lié à la ploutocratie(gouvernement où le pouvoir appartient aux riches) américaine ou anglaise, et parfois aux juifs. Il fait également référence aux fournitures de guerre ou à la mort des soldats, dont il est rendu responsable.

 

 

  « Business is business »

 

Der Stürmer,

 

   Novembre 1939


                                                                                  

 

Lorsqu’il est représenté, ce qui est assez rare, le prolétaire est désoeuvré, abandonné par ses supérieurs ou raillé par le grand bourgeois ou l’aristocrate. La propagande nazie, par l’intermédiaire du Front du Travail, attribue à l’ouvrier allemand une place revalorisée dans la société. La caricature dénonce au contraire chez l’ennemi la division de classes, le mépris pour l’ouvrier - ou le soldat de base. Au passage, les dessinateurs n’oublient pas le grand modèle concurrent, le communisme soviétique, qui prétend abolir les classes sociales. Celui-ci est dénoncé avec une égale violence. Ainsi, des écoliers anglais costumés et cravatés, sont contraints de saluer la " jeunesse soviétique " représentée par une horde de souillons.

 

Chez l’ennemi, pas de chef, ou alors des dirigeants divisés, qui se déchirent, sont ridiculisés, trompent leur peuple ou l’écrasent et le sacrifient. Les caractéristiques attribuées au Führer par les artistes officiels du régime - regard volontaire, buste vigoureux, expression ferme... - sont inversées lorsque la caricature ou l’affiche de propagande s’attaquent aux chefs d’état ennemis. Churchill devient bedonnant et haineux, Roosevelt, vieillard handicapé et hystérique. Staline, fait l’objet des charges les plus nombreuses. Sanguinaire et malfaisant, conduisant un tracteur au milieu du champ de ses victimes, précise la légende du dessin afin d’insister sur l’absence d’unité du peuple soviétique.

 

Title: Loyalty                                                                                                              “The sword will not be sheathed. The Stürmer stands as ever In battle for the people and the Fatherland. It fights the Jews because it loves the people. “(Simplicissimus) Novembre 1935

Les personnages secondaires, soldats ou simples civils, sont représentés à l’opposé du héros hitlérien : militaires désarmés, ridicules, aux traits et au physique risibles - alors qu’on sait l’importance donnée au corps et aux visages par l’art nazi, pour glorifier ses propres héros, ils n’inspirent pas la sympathie, tout au plus la pitié.

 

 

"While France Looks to Danger from Germany..."

Marianne, le symbôle de la France, pointe tous ses canons sur l’Allemagne alors que les soldats communistes s’apprêtent à dynamiter l’endroit où elle se trouve.

Der Stürmer (17 Avril 1934)

 Le sort fait aux femmes est révélateur. La femme est très rarement mise en scène, mais lorsqu’elle apparaît, elle doit inspirer l’aversion, c’est une prostituée américaine ou bien une vieille femme anglaise ( l’antithèse de l’aryenne féconde et pleine de vie), quoi qu’il en soit, aux moeurs douteuses, à la solde de la ploutocratie et du Juif. Elle n’a pas d’enfant, pas de compagnon.

"Conversation at Midnight." The woman says "My dog ran away." He replies: "Did you put an ad in the paper?" She says: "Of course not. My dog can't read." (3 Juillet 1934) Der Stürmer

Le racisme n’est pas absent des dessins humoristiques, même si cette " corde sensible" n’est pas aussi fréquemment tendue que par la presse dépendant du Parti nazi. Encore, la plupart d’entre elles ne font pas du juif l’élément principal du dessin. Là, une étoile de David est cousue sur la manche du Président Roosevelt, ou sur celle d’un aide de camp de Staline. Le racisme se traduit surtout par quelques caricatures qui mettent en scène des noirs américains, présentés comme des repris de justice sortant de Sing Sing. Une caricature de Bruns, tirée du Lustige Blätter, est particulièrement intéressante : elle met en scène deux pilotes de bombardier noir- américains, et un soldat soviétique. Ce dernier déclare aux deux pilotes noir- américains : " Nous, les Soviétiques, avons pour la culture la même passion que vous, Noirs. Vous aussi, l’anéantissez partout où elle se trouve ". Il est intéressant de constater comment le dessinateur joue sur plusieurs cordes sensibles dans un même dessin - le racisme, l’anticommunisme, la peur des bombardements- pour faire passer son message.  

Ces contre-valeurs, dénoncées par les dessinateurs, sont ponctuellement associées à d’autres images, toutes chargées d’un contenu négatif. Le mauvais traitement des populations indigènes en Afrique du Nord est dénoncé. Le dessinateur Mrawek, du Lustige Blätter, tente de faire croire que les Anglais mettent en place des camps de concentration... L’image de la mort vient provoquer la répulsion du lecteur. Celle-ci, sublimée, " esthétisée " dans la mystique nazie, apparaît sous ses aspects les plus hideux lorsqu’elle est associée à l’ennemi. La noblesse du sacrifice volontaire est une valeur refusée à l’ennemi ; le soldat allié est sacrifié par ses chefs.  

 

A l’image d’une Allemagne forte, pacifique et unie, propagée par la propagande artistique, la caricature oppose en contrepoint la vision des nations ennemies dépourvues des valeurs essentielles, stériles sur le plan humain - il n’existe aucune trace de rapport familial entre les personnages que la caricature allemande prend pour cible -, perverties dans leurs moeurs et déchirées socialement.

Enfin, à l’événement, la caricature réagit par la dissimulation et le mensonge.

 

C.              L’image comme art de la désinformation

 

Les caricatures des deux premières années de guerre sont dirigées contre l’Angleterre. Elles montrent la fin de la suprématie anglaise sur les mers et l’efficacité impitoyable des sous-marins allemands. Le lion anglais est malmené de toutes parts, le soldat anglais, perdu en Afrique ou accroché à un radeau de fortune, n’est qu’un pauvre bougre, trompé par ses supérieurs, désarmé, désemparé. 

Chamberlain est souvent raillé, Churchill également. Le ton est moqueur, mais l’humour est prédominant et l’ensemble reste léger, proche d’une bande dessinée amusante.

 

"England's Guilt" couverture du magazine Brennessel

 

 

Mais à partir de la fin de 1941, la situation militaire se dégrade. Les projets de débarquement en Angleterre doivent être abandonnés. La guerre devient mondiale et totale. Hitler déclenche l’opération Barbarossa contre l’URSS au printemps. Les Etats-Unis déclarent la guerre à l’Allemagne en décembre. La Wermacht, jusque là invincible, connaît ses premiers revers dès 1942. Les bombardements et les pertes lourdes sur tous les fronts entraînent l’angoisse et le mécontentement d’une population qui connaît ses premières souffrances. A présent, le régime nazi ne peut plus promettre aux Allemands une victoire certaine et rapide.

Goebbels et ses services imposent donc une inflexion à la propagande. Il s’agit à présent de transformer la colère de la population en haine contre l’ennemi, d’insuffler aux Allemands l’esprit de résistance, voire de les terroriser. Les dessinateurs reçoivent les mêmes consignes que les autres acteurs de la propagande. Le ton change. Ils s’attachent en premier lieu à dénoncer la barbarie du communisme soviétique.

Les caricatures presque bon enfant raillant l’Angleterre vaincue de 1940-41 font place à la dénonciation hargneuse d’un ennemi sanguinaire, américain et soviétique. La mort fait son apparition, conduisant un char américain ou sous les traits de telle ou telle personnalité. Le dessin devient tragique : il fait de plus en plus appel à des sentiments de peur ou de répulsion. L’absence de victimes demeure cependant une constante ; pas de soldats morts, ni de destructions. Les autorités s’imposent la prudence, face à une opinion publique angoissée à l’idée de la perte d’un être proche.

 

Le plus difficile est de faire croire que la défaite de l’ennemi n’est qu’une question de temps. Le soldat allié est souvent représenté désarmé et vaincu : prisonniers anglais en Afrique, soldats anglais s’entraînant " quelque part en Angleterre " dans la plus complète anarchie. Lorsqu’ils sont armés, c’est pour menacer les populations indigènes, ou forcer les pays neutres, symbolisés par des enfants, à entrer dans la guerre en 1939. Les défaites traumatisent la population allemande. Il est impossible de les dissimuler, et comme elles sont contradictoires avec l’image inoffensive donnée de l’ennemi, il ne reste plus qu’à utiliser la terreur. Elle s’incarne dans le soldat soviétique : c’est une brute épaisse, inculte, égorgeur, son arme favorite est le couteau, violeur et bourreau, foulant aux pieds la culture et les valeurs des peuples. C’est également l’ogre qui s’apprête à dévorer les petits pays d’Europe centrale.

Si la population allemande ne croit plus à l’invincibilité de son armée, qu’elle soit au moins prête à tout pour ne pas tomber aux mains de cet ennemi-là...

 

Comme les autres domaines de la propagandel’image, et en particulier la caricature, sont un " art de la déformation " voire de la désinformation. A aucun moment, l’image n’est totalement libre. Elle répond aux exigences de ceux qui la supervisent.

L’art officiel a pour mission, à travers le cinéma, les livres, la peinture, la sculpture, l’architecture, d’offrir une image embellie du troisième Reich, à l’intérieur et aux yeux du monde. Les manifestations de masse organisées par le régime nazi doivent exercer une fascination. La caricature, pour sa part, a pour mission de donner aux lecteurs allemands une image déformée et extrêmement négative de l’étranger afin de provoquer la répulsion.

 


titre: Reichsparteitag in Nürnberg

(NSDAP party convention in Nuremberg), NSDAP- et SA-parade

Ernst Vollbehr (1876-1960) Gouache  39 x 57,7 cm

 

 

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